Le
temps fait et défait les nations. Mais celles-ci portent inégalement
le sceau des événements qui les ont formées. Les plus
anciennes, cimentées par une langue et une culture communes, établies
sur un territoire bien délimité, riches de traditions millénaires,
paraissent affranchies des circonstances qui ont imprégné leur
naissance. Leur existence semble se situer en dehors de
l'histoire et répondre à quelque dessein obscur de la
providence, Les citoyens de ces nations privilégiées peuvent
remonter le cours des siècles. Ils retrouvent dans le passé
l'image immuable de leur mère patrie telle que cent générations
de « grands ancêtres » l’ont
façonnée.
Ainsi,
le jeune Français se réfléchit et s'admire dans les quarante
rois qui ont fait le royaume de France et les révolutions qui
l’ont défait. La monarchie absolue et la déclaration des
droits de l’Homme, les cathédrales gothiques et les loges maçonniques,
le ratissage des Tunisiens et la vocation universelle de la
France sont les aspects changeants, mais toujours caractéristiques,
d’une même réalité. Anatole France est l'héritier
spirituel de Pascal et Bossuet, Sartre et Proust, au même titre
que Voltaire témoignent de la clarté du génie latin imperméable
aux rêveries et aux spéculations métaphysiques des lourds
Germains.
Mais
d'autres nations sont d'origine plus récente. Elles portent,
sans pouvoir les cacher, la marque d'influences passagères et
contradictoires. Leur existence semble plus contestable.
L'histoire qui les a formées aurait pu suivre un cours différent.
Ainsi, de la Belgique. Née en 1830, de circonstances dont la nécessité
interne ne paraît pas évidente, composée de deux communautés
distinctes, l'une et l'autre parfois, attirée vers d'autres
collectivités, elle trahit un destin plus accidentel. Ses
habitants parlent deux langues différentes et se réclament de
deux cultures distinctes. Le jeune Belge qui veut retrouver dans
le passé l'âme de son pays, n'aperçoit que des images
confuses. Tribus gauloises, célèbres par leur férocité,
colonisateurs romains et germaniques. Comtes et ducs féodaux,
princes des maisons de Valois et d'Habsbourg, révolutionnaires
français et orangistes se succèdent, portés par les vagues
successives de l'histoire. Sans doute, ces vicissitudes
recouvrent-elles des réalités plus profondes et plus
permanentes. Les roîs francs, les comtes de Flandre, les ducs
de Bourgogne, les princes espagnols et autrichiens s’en sont
allés, les Belges sont restés. Mais, il semble parfois que ce
soit par solde, faute d’une solution différente.
I.
La Belgique française
Lorsqu’en
1830 l'Etat belge naquit de la révolution de septembre, ses
fondateurs firent choix de la langue française, comme langue
officielle unique. L'administration fut française. La justice
également. L'armée, l'enseignement aussi. La langue flamande
était ignorée. En fait, tout se passa comme si elle n'existait
pas. Ainsi le nouvel Etat se plaçait d'emblée sous le signe
exclusif de la culture française. L'essentiel n'est cependant
pas là. L'Etat belge a été incontestablement un facteur
important de francisation des Flandres. Mais il n'est pas à
l'origine de celle-ci. La francisation des Flandres a été le résultat
d'un processus de différenciation interne de la collectivité
flamande.
Au
sein de toute communauté, les différentes classes sociales
tendent à se distinguer par des caractères propres. Cette
tendance s'observe surtout chez les couches possédantes,
Celles-ci adoptent le plus souvent un, style de vie et un mode
d'existence particuliers, notamment sur le plan de l'habitation»
de la culture et des loisirs.
En
pays flamand, cette différenciation sociale a pris une forme très
spéciale. Les classes dominantes flamandes ont adopté comme
langue véhiculaire le français tandis que le flamand restait
l'idiome du peuple. Une évolution similaire, mais moins prononcée
se constate d'ailleurs dans la plus grande partie de l'Europe du
17e au 19e siècle. De 1648 à 1913, le français a exercé, en
Europe, une hégémonie linguistique incontestable. Sur tout le
continent, il a été au cours de cette période, la langue des
classes possédantes, soit langue principale, soit langue dite
de culture. Mais cette évolution a été beaucoup plus nette et
durable en Flandre.
Les
événements historiques ont joué ici un rôle considérable.
La proximité de la France, les liens de vassalité entre le
comté de Flandre et le royaume de France, le règne des ducs de
Bourgogne, princes français de la maison de Valois, la scission
des Pays-Bas au XVIe siècle, la décadence économique et
culturelle des provinces belges au XVIIe siècle, l'occupation
française sous la révolution et l'empire ont favorisé la
francisation de l'aristocratie et de sa bourgeoisie flamandes.
Ainsi s'explique qu'accident passager ou mode éphémère en
Hollande, Allemagne et Russie, en Flandre la francisation devint
phénomène durable.
Cependant
le français n'a pas été imposé de l'étranger à des
habitants réfractaires. Sans doute ne faut-il pas sous-estimer
le poids des facteurs externes, notamment de vingt ans
d'annexion à la France et, ultérieurement, de l'évolution inégale
des industries flamandes et wallonnes. Mais l'histoire n'a pas
imposé de solution. Dans la situation concrète où elles se
trouvaient, les classes dirigeantes flamandes ont choisi le français.
Elles l'ont choisi en ne s'opposant pas aux facteurs de
francisation alors qu'elles ont rejeté la politique de néerlandisation
poursuivie sous le régime hollandais par Guillaume 1er. Elles
l'ont choisi encore en imprimant au nouvel Etat belge, d'accord
avec la bourgeoisie wallonne, un caractère exclusivement français.
Que
les fondateurs de la Belgique aient adopté le français comme
seule langue officielle s'explique donc aisément. L’Etat, né
de la révolution de 1830, était un Etat. bourgeois. Il était
l'Etat d'une petite minorité de la population qui parlait le
français, au nord comme au sud de la frontière linguistique.
Il a, dès lors, choisi d'un même mouvement le suffrage
censitaire et la langue française. La langue parlée par la
majorité du peuple flamand était ignorée, comme l'était le
peuple flamand lui-même. L'Etat était francophone par la forme
même des choses puisque tous les citoyens de plein droit
parlaient français, A fortiori, les Wallons ne pourraient-ils
être tenus pour responsables de la situation ainsi créée.
S'ils ont pu en bénéficier, ils n'en ont pas été les
auteurs. Il n'y a jamais eu de domination wallonne en Flandre.
Il y a eu, en Flandre comme en Wallonie, hégémonie de la
bourgeoisie censitaire de langue et de culture françaises.
La
question flamande est donc, dans son principe, une question
sociale. Elle l'a été dès ses origines. Elle l'est encore
aujourd'hui. La lutte du peuple flamand pour sa langue et sa
culture s'inscrit dans le mouvement général d'émancipation
populaire qui caractérise l'histoire contemporaine. A ce titre,
elle est essentiellement une bataille démocratique. Parmi les
libertés humaines, celle de parler sa langue, n'est-elle pas
une des plus fondamentales ?
Tout
citoyen ne doit-il pas pouvoir s'exprimer dans l'idiome qui est
le sien et qui est, le plus souvent, le seul qu'il comprenne ?
Les discussions savantes ou substiles sur les mérites
respectifs des langues française et flamande, à supposer
qu'elles aient un sens, sont étrangères au problème.
Pour
un individu déterminé, le passage d'une langue à une autre
est souvent malaisé et peut être la source de nombreuses
difficultés. Pour un peuple, considéré dans son ensemble,
l’entreprise est impossible. Aussi bien cette entreprise
n’a-t-elle pas été tentée. La bourgeoisie francophone des
Flandres n’a jamais vu dans la primauté du français que la défense
de ses privilèges sociaux. Elle n'a jamais souhaité sincèrement
franciser les masses populaires flamandes. La francisation de la
Flandre est restée marginale. Elle n'a, jamais affecté qu'une
infime minorité de la population.
II.
Bilan de cent ans de luttes flamandes
La
longue lutte des masses flamandes pour le respect de sa langue
et de sa culture a abouti, vers les années 1930 à 1935 à des
victoires capitales. Le flamand est devenu la langue officielle
de la Belgique au même titre que le français. Les Flamands
jouissent des mêmes privilèges que les francophones. L'égalité
est complète, tant en matière d’administration que de
justice et d’enseignement. Pourtant, s'il est en voie, de résorption,
le problème n'est pas complètement résolu.
Il
faut à cet égard se méfier des jugements extrêmes. Les
droits conquis par les Flamands sont considérables. Le droit d'étudier
en néerlandais, celui d'être administré et jugé dans cette
langue garantissent dans une large mesuré le développement
harmonieux de la collectivité flamande. Celle-ci n’est
ni opprimée, ni persécutée comme quelques extrémistes
saugrenus se plaisent à le crier. Aucune analogie entre la
situation présente et celle qui prévalait il y a cent ans.
Si
la question flamande n'est pas encore entièrement résolue, ou
plutôt si elle a été mal résolue, c'est parce qu'elle a été
posée sur un plan sur lequel elle n'est pas susceptible de l'être.
Le problème était sociologique. Une fraction, moins de 5%, du
peuple flamand, a adopté une langue véhiculaire étrangère,
le français. Elle s'est ainsi constituée en une caste séparée
du reste de la population. Cette caste détenait, et détient
toujours, l'essentiel du pouvoir économique et financier.
Etroitement liée à la bourgeoisie bruxelloise et wallonne,
elle contrôle avec celle-ci les principales entreprises du
pays. Le prestige sociologique de cette minorité sur le reste
du peuple flamand a été et est resté le principal facteur de
francisation. Ce prestige est lié à ses prérogatives économiques.
Or,
le mouvement flamand a, pour l'essentiel ignoré ces réalités.
Il a situé ses revendications sur le plan juridique. Il a imposé
l'emploi exclusif du flamand dans l'administration, la justice
et l'enseignement. Mais il n'a pas revendiqué le retour au
peuple du pouvoir économique et financier exercé par cette
minorité. Dirigé, en ordre principal par des membres des
classes moyennes, il n'a pas pu s’engager dans cette voie qui
impliquait le passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie
socialiste. De là le résultat inégal de son action. Celle-ci
n'a pas débouché dans le vide, comme certains l'ont prétendu.
Mais, de même que le suffrage universel, malgré ses mérites,
n'a pas émancipé les travailleurs, l'égalité linguistique
n'a pas résolu les difficultés flamandes. En marge des autorités
légales, le pouvoir-économique et financier reste concentré
entre les mains d'une petite minorité francisée.
Les
Flamands francophones, demeurés maîtres de l'appareil économique,
se sont vite adaptés, à la flamandisation de la vie publique.
Le danger d’une francisation progressive de la Flandre est
certes définitivement écarté et le nombre de francophones
aura tendance à se réduire dans le futur. Mais il reste que la
plupart des grandes entreprises situées en pays flamand, sont
dirigées dans une langue qui n'est pas celle des ouvriers et
des employés qui y travaillent. Il reste que dans la plupart
des villes flamandes, une petite minorité, francophone exerce
une influence sans relation avec son importance numérique. Il
reste que la circulation sociale et les échanges culturels
entre les diverses couches de la population sont freinées à
l'intérieur de la communauté flamande. Cette situation ne paraît
pas appelée à se modifier rapidement. Si le «
fransquillonisme » est condamné par l'histoire, l'exécution
du jugement sera longue et difficile.
Cette
prépondérance sociologique du français peut d'ailleurs sous
certains aspects altérer de façon sensible le rapport entre
les diverses communautés. Dans les services centraux de l'Etat,
la langue française continue souvent à bénéficier d'une
primauté de fait. A Bruxelles et dans l'ensemble de
l'arrondissement qui l'entoure, le long de la frontière
linguistique, le poids des couches sociales francophones
comporte incontestablement un effet non négligeable de dénationalisation.
Cet effet est le plus sensible de Bruxelles et dans les communes
environnantes. Bruxelles, ville flamande à l'origine, comme
Gand ou Anvers, a été. progressivement francisée. Cette
francisation n'est plus limitée, comme dans les autres villes
flamandes, à l'aristocratie et à la haute bourgeoisie. Elle a
gagné, à mesure, la moyenne et la petite bourgeoisie, voire
une partie du prolétariat. Une immigration wallonne importante
a également modifié la physionomie sociale de la capitale.
L'expansion spontanée de celle-ci, la suburbanisation
progressive des régions rurales avoisinantes, modifie, d'autre
part, le régime linguistique de ces dernières.
Les
autochtones, paysans pour la plupart, risquent d'être, «
assimilés » progressivement par les citadins qui fuient,
la ville. La frontière linguistique se déplace ainsi légèrement.
En outre, les immigrants flamands, qui de plus en plus se fixent
à Bruxelles, sont à leur tour entraînés par le mouvement. La
capitale est devenue ainsi un foyer actif de francisation. Cette
évolution est complexe. Elle ne se laisse pas ramener à des
facteurs linguistiques exclusivement, mais résulte en ordre
principal d'une série de mouvements sociologiques, en majeure
partie spontanés et inéluctables.
Toute
capitale exerce une attraction centralisatrice. Toute grande
ville tend à remodeler la structure sociale et culturelle de la
région qui l'entoure. Mais à Bruxelles, le mouvement comporte,
au surplus, le passage de dizaines, voire de centaines de
milliers de citoyens du flamand au français. De là naissent inévitablement
des frictions et des malentendus, voire des oppositions plus
profondes. De là, un climat empoisonné qui entretient un
nationalisme souvent rétrograde.
III.
Les positions socialistes
La
position socialiste doit être sur le problème flamand claire
et nette. Les socialistes estiment que la lutte du peuple
flamand a été et est une lutte juste et progressiste. Les
socialistes flamands ont le devoir de participer à cette lutte
et de l'intégrer dans le mouvement général d'émancipation
des travailleurs. Les socialistes bruxellois et wallons sont
tenus de la soutenir. Mais cette lutte, ils entendent la
poursuivre sur le terrain qui leur est propre, celui des
relations économiques et sociales. Sur ce terrain, ils
revendiquent
- L'instauration,
de la démocratie économique en Flandre comme dans la
partie francophone du pays. Le retour à la nation des
grandes entreprises aura pour conséquence de flamandiser
celles qui sont situées en pays flamand, d'établir un régime
linguistique bilingue dans celles dont les activités s'étendent
à toute la Belgique.
- La
planification de l'économie nationale. Dans le cadre de
cette planification, les problèmes économiques spécifiques
aux provinces flamandes trouveront une solution conforme à
la fois à l'intérêt de ces provinces et à celui de
l'ensemble du pays.
La
mise en œuvre de cette double réforme aura pour effet
d'enlever à la minorité francophone des Flandres ses assises
économiques et financières. Celle-ci perdra ainsi son statut
privilégié actuel et cessera de constituer, comme aujourd'hui,
un facteur de francisation des masses populaires. Car, si
celles-ci sont sensibles à l'influence qui découle de cette
minorité, c'est pour des raisons d'ordre social, Si beaucoup de
parents flamands envoient encore leurs enfants dans des écoles
françaises, c'est pour leur permettre de gravir l'échelle
sociale et non pour « A la recherche du temps perdu »
dans l’original.
Il
appartient aux socialistes de montrer au peuple flamand le
rapport étroit entre la lutte linguistique et la lutte sociale.
L'une ne peut être séparée de l'autre. Le droit de
l’ouvrier et de l'employé de participer à la vie de
l'entreprise à laquelle ils donnent leur travail ne fait qu'un
avec celui d'utiliser dans cette entreprise leur langue. L'émancipation
culturelle et linguistique n'est qu'un des aspects de l'émancipation,
générale des travailleurs. De même, le devoir pour l'Etat de
résoudre les problèmes industriels propres à une partie des
provinces flamandes s'intègre tout naturellement dans celui,
plus général, de promouvoir l'expansion économique du pays.
La
réciproque est vraie. On ne peut exiger la flamandisation des
grandes entreprises situées en Flandre sans réclamer leur
retour à la nation. Car, si ces entreprises sont considérées
comme relevant du patrimoine national, cela doit être vrai et
du point de vue linguistique et du point de vue social. En
revanche, s'il est juste que l'entrepreneur puisse seul décider
des investissements et des arnortissements, fixer les prix et
les salaires, régler la discipline interne, il est normal qu'il
puisse également choisir le régime linguistique.
Au
demeurant, la flamandisation. même si d'aventure elle était réalisée,
restera purement formelle aussi longtemps que seuls les représentants
du capital exerceront le pouvoir au sein de l'entreprise. L'expérience
a montré que la minorité francophone s'est adaptée, sans trop
de difficultés, à la flamandisation de la vie publique. Ne
doutons pas qu'elle s'adapterait également à celle des
entreprises si son autorité financière et économique n'était
pas supprimée. Les usines et les bureaux seraient flamands,
comme les plages du Zoute par un beau matin du mois de juin.
De
même les problèmes économiques propres à la Flandre ne
peuvent trouver de solution heureuse que dans le cadre d'une
planification socialiste. Le développement indus-triel moins
poussé de trop d'arrondissements flamands, le chômage endémique
et les bas salaires qui y prévalent ne sont pas, comme certains
le voudraient, la conséquence d'influences wallonnes occultes.
Ces phénomènes résultent spontanément des « lois du marché
» et surtout de la libre recherche du taux de profit optimum.
Il ne peut y être porté remède qu'en subordonnant les mécanismes
capitalistes à un plan économique et financier visant à
assurer le plein emploi, l'expansion du revenu national * et l'élévation
du niveau de vie des travailleurs.
Les
réformes esquissées ci-dessus jetteront les bases à une
solution définitive du problème flamand. Elles devront être
complétées par des mesures d'une portée moins générale,
visant à résoudre des questions plus circonscrites : statut
linguistique de la capitale et des communes environnantes,
frontière linguistique, régime des administrations centrales.
Il
n'entre pas dans le cadre de cet article d'examiner ces
questions. Qu'il suffise d'indiquer que les socialistes sont
disposés à les examiner sans parti-pris et sans préjugés «
belgicistes » ou centralisateurs, îl s'agit de trouver les
solutions qui garantissent le mieux le développement des
diverses communautés culturelles de ce pays et la liberté des
citoyens. Aucune voie ne doit être fermée à priori. En
principe, le fédéralisme ne heurte en rien les convictions
socialistes. On peut être conduit à le rejeter pour des
raisons d'opportunité, car son instauration risque de détourner,
pendant toute une décade, les énergies vers la solution d'un
seul problème, d'attiser les passions nationalistes, de créer
un nouvel abcès du type de ceux qui emploisonnent depuis trop
longtemps l'atmosphère de notre pays. Il serait, d'autre part,
susceptible de semer le désordre dans la vie économique. Mais
appliqué dans des domaines limités, par exemple en matière
culturelle, il n'est pas exclu qu'à l'expérience il puisse se
révéler fécond. Beaucoup dépend ici de la qualité et des
convictions démocratiques de ceux qui seraient amenés à le
mettre en œuvre.
Intégrer
le problème flamand dans une perspective plue large logique,
lui assigner au surplus dans ce cadre sa juste place ;
problème important mais non capital, social mais non idéologique,
ayant en outre déjà reçu sur de nombreux plans une solution
satisfaisante. Tel est le premier devoir des socialistes.
Mais
dans le même temps qu'ils œuvrent pour une solution
rationnelle du problème flamand, les socialistes doivent
combattre, sans relâche, le nationalisme flamand, comme il
doivent lutter contre tout nationalisme. Il s'agit de parachever
l'émancipation sociale et culturelle des Flamands. Il ne s'agit
pas de sacrifier sur l'autel d'une mère patrie, qu'elle soit
flamande ou néerlandaise. Les options sociales et économiques
doivent prendre le pas sur les options nationales. Et les
options purement linguistiques conduisent rapidement vers le
sectarisme et la xénophobie.
Ce
danger guette de façon permanente le mouvement flamand et il y
a souvent succombé. Incapable de résoudre complètement ses
difficultés, parce qu'il avait mal posé le problème, il a
souvent été tenté de compenser son incapacité relative par
des débordements verbaux stériles. Ainsi s'explique que dans
l'entre-deux-guerres, une fraction importante de ce mouvement
ait débouché dans le fascisme. Le danger est moins grand
aujourd'hui car beaucoup de problèmes ont été résolus. Mais
il existe encore.
Ainsi,
un grand journal flamand important, qui dans d'autres domaines
paraît ouvert au dialogue et adopte souvent des solutions
progressives, se publie toujours sous le slogan « Tout pour la
Flandre, la Flandre pour le Christ ». Nous laisserons à
d'autres le soin d'examiner si entre les Flamands et le Christ
le seul intermédiaire qui puisse s'imaginer, n'est pas l'Eglise
et si la condamnation qui a frappé Maurras ne s'applique pas également
à des formules de ce type. Mais un socialiste n'admettra jamais
que son adhésion à une collectivité nationale soit totale ou
que le salut de sa patrie soit le centre de ses pensées et de
son activité. Cette condamnation du nationalisme vise
d'ailleurs également un certain wallingantisme et une certaine
francolâtrerie à laquelle trop de nos amis ont sacrifié. Le
socialisme n'a rien à voir avec ce mélange curieux d'anticléricalisme,
de patriotisme, de civisme et d'amour sacré de la France que
certains s'ingénient à faire passer en son nom.
Les
solutions pratiques proposées sur le plan économique et social
permettront d'ailleurs de largement démystifier la question.
Une fois le monopole financier de la bourgeoisie francophone
brisé, il sera même possible d'assouplir la législation
linguistique dans ce qu'elle comporte de vexatoire. Car il faut
bien l'avouer, les lois linguistiques sont peu populaires dans
la mesure où elles privent certains habitants du royaume d'une
partie de leur liberté. Comment justifier qu'un Flamand
d'expression française ne puisse élever ses enfants dans sa
propre langue ?
La
contrainte linguistique n'aurait dû constituer qu'une mesure de
sauvegarde provisoire. Faute de résoudre le problème social de
base, elle est devenue l'arme essentielle du mouvement flamand..
Elle a pris ainsi un caractère de plus en plus draconien. Et
certains esprits obtus ne voient , encore aujourd'hui d'autres
solutions que dans son renforcement. Quelques-uns rêvent
d'entourer Bruxelles d'un véritable cordon sanitaire, voire de
doter chaque habitant de la capitale d'un état civil
linguistique immuable. Comme si une fois les privilèges économiques
et sociaux abolis, la communauté flamande ne serait pas à même
par son dynamisme propre de sauver son intégrité. Comme si
l'existence d'une petite minorité de citoyens attachés à une
culture et à une tangue différente de celle de la majorité était,
en elle-même, un scandale inadmissible. Comme si le sort de la
Flandre se jouait à Wemmel ou à Rhode-Saint-Genèse.
IV.
Ouvrir le dialogue
Le
socialisme de gauche ne se distingue pas du socialisme de droite
uniquement en ce qu'il serait plus radical et plus conséquent,
plus fidèles aux principes de base. Il entend également être
plus ouvert, plus dégagé des clichés et des routines.
Il
y a souvent peu de rapports entre les opinions qu'un individu défend
et l'étiquette qu'il porte. Aussi ne faut-il pas, s'arrêter a
cette dernière. Au-delà du langage différent, des habitudes
prises, des préjugés et des malentendus, il faut ouvrir le
dialogue' avec tous ceux qui peuvent collaborer avec nous pour
l'instauration progressive d'une société plus juste et plus
libre. Aucun soutien ne doit être rejeté. Parmi les militants
du mouvement flamand, beaucoup pourraient nous aider à réaliser
le socialisme. Peu importe les chants et les slogans. Derrière
les drapeaux jaunes et noirs, derrière les lions flamands, des
hommes luttent pour un idéal qui leur paraît juste. Il faut
aller vers eux et confronter leurs idées avec les nôtres.
Il
ne s'agit pas de réhabiliter le nationalisme flamand.
L'histoire l'a condamné comme elle a fait du nationalisme français.
L'un comme l'autre ont débouché dans le fascisme, la délation,
la terreur et, ironie suprême du sort, dans l'asservissement à
l'occupant étranger. « Tout pour la Flandre » a fini par
signifier « tout pour l'Allemagne » comme la « France seule
» de Maurras se transforma en la « France allemande ». Jamais
les socialistes ne permettront qu'il soit revenu sur cette
condamnation. C'est le motif pour lequel ils s'opposent à toute
forme d'amnistie générale des crimes commis sous l'occupation.
Et ils ne distinguent pas, à cet
égard,
entre les méfaits du droit commun et le soutien politique du
national-socialisme. Quoi que l'on dise, ce dernier est le plus
grave. Ils sont prêts à pardonner à ceux qui se sont trompés
et à ceux qui ont commis des fautes. Mais qu'une décision générale
vienne se substituer aux mesures de clémence individuelles,
qu’une amnistie vienne blanchir le nationalisme flamand lui-même, cela
est inadmissible.
L’avenir
du socialisme dans ce pays dépend largement de son avenir en
Flandre. Les succès déjà obtenus sont impressionnants. Il
s’agit, aujourd’hui, de réussir une percée décisive. A
cette fin, il faut trouver pour notre mouvement une audience
plus large que par le passé, s’adresser à des couches
sociales que nous n’avons pas encore pu gagner. Plusieurs
conditions sont nécessaires à cet égard. La première est de
mettre sans arrêt l’accent sur les problèmes sociaux et économiques.
La seconde est de convaincre une partie de l’opinion publique
flamande que le socialisme n’est pas une idéologie religieuse
qui entend se substituer à un culte quelconque, mais un
mouvement de transformation sociale axé sur le maintien de la démocratie
politique et l’instauration de la démocratie économique. Le
respect des convictions religieuses de chacun n'est pas un mot
d'ordre tactique mais une exigence fondamentale du socialisme.
La
troisième condition du succès de notre mouvement est de
s'adresser à chacun dans un langage qu'il comprend. Non par
opportunité politique, mais parce qu'il faut partir des préoccupations
effectives des hommes, des problèmes et des questions qu'ils se
posent et les aider à les résoudre. Le socialisme ne doit pas
leur être apporté de l'extérieur. Il doit s'enraciner dans
leur existence, dans leur niveau de compréhension, se dégager
progressivement de leurs réflexions.
Si
ces conditions peuvent être réunies, le socialisme est assuré
de réaliser des progrès considérables. En Flandre comme en
Wallonie, les travailleurs forment la très grande majorité de
la population. L'union des salariés flamands et francophones,
croyants et non croyants, peut demain renverser la physionomie
politique de ce pays et rendre possible la construction immédiate
du socialisme.
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