Les
années 1934-1938 ne marquent pas seulement la plus puissante
montée des luttes ouvrières que l’Europe ait connue après
celle de 1917-1921. Elles marquent aussi l’irruption du
syndicalisme de masse et de luttes ouvrières tumultueuses dans
la forteresse principale de l’impérialisme : les
Etats-Unis.
Des
grèves exemplaires...
La
classe ouvrière des Etats-Unis a une longue tradition de
luttes, remontant au 19ème siècle. Elle a connu des
syndicats combatifs, tels les Chevaliers du Travail, et des grèves
générales locales comme celle de Saint-Louis en 1876, modelée
sur la Commune de Paris. Mais toutes ces organisations et tous
ces combats étaient caractérisés par leur caractère
fragmentaire. Les travailleurs étaient séparés les uns des
autres par des frontières professionnelles, locales, ethniques,
racistes.
Au
début du 20ème siècle, les syndicalistes du IWW et
les militants socialistes dirigés par Debs firent un effort
louable pour surmonter ces divisions. Ils n’y réussirent pas.
Il fallut attendre les retombées de la crise économique de
1929-1932 sur les grandes usines, surgies de l’essor
capitaliste d’avant et d’après la Première guerre
mondiale, pour que la classe ouvrière des Etats-Unis fasse un
saut gigantesque en avant vers la conquête de la conscience et
de l’organisation de classe.
Comme
en Europe, le ressort de la montée des luttes ouvrières fut
avant tout la volonté des travailleurs de réparer les dommages
que la crise avait infligés à leurs salaires et à leurs
conditions de travail. Mais l’absence d’organisation
syndicale puissante fut un frein pour la lutte. La vieille
bureaucratie syndicale du A.F.o.L était pourrie et étroitement
liée au patronat et à l’administration Roosevelt. C’est
l’apparition de militants syndicalistes indépendants et
combatifs dans trois industries locales qui permit trois
victoires grévistes. Ces victoires exemplaires mirent le feu
aux poudres pour toute la classe ouvrière américaine.
Dans
l’usine Auto-Lite de Toledo, parmi les camionneurs de
Minneapolis, et chez les dockers de San Francisco, des militants
d’extrême gauche – socialistes révolutionnaires à Toledo,
trotskystes à Minneapolis ; proches du PC à San Francisco
– réussirent en 1934 à briser les barrières
professionnelles et ethniques qui séparaient les travailleurs
les uns des autres. Des grèves parties d’une entreprise ou
d’une branche industrielle déclenchèrent un vaste mouvement
de solidarité englobant tous les ouvriers de la ville. La
solidarité des femmes, et même celle des petits commerçants,
fut largement assurée. Des piquets de grève massifs et volants
– utilisant pour la première fois l’automobile au service
de la lutte ouvrière – furent organisés. Toutes ces
pratiques donnèrent au combat un caractère d’affrontement de
classe. Ce fut l’étincelle qui enflamma l’imagination de la
classe ouvrière de tout le pays.
...
à l’émergence du syndicalisme de masse
Les
travailleurs les plus exploités et les plus misérables des
Etats-Unis, ceux de l’industrie du textile du sud du pays,
suivirent les premiers cet exemple. 40.000 ouvriers et ouvrières
cessèrent le travail à partir de septembre 1934. Le syndicat
des ouvriers du textile sextupla le nombre de ses adhérents. La
grève fut extrêmement violente. La Garde nationale et la
police tuèrent 16
grévistes et en blessèrent des centaines. Mais la vieille
bureaucratie syndicale trahit la grève, en échange d’une
vague promesse de Roosevelt qui ne fut jamais tenue. La déception
et l’indignation furent énormes.
Des
clameurs puissantes montèrent de la base. En finir avec les
vieux syndicats de métiers dirigés par des chefs corrompus !
Les syndicats aux mains des travailleurs ! Des dirigeants
nouveaux, démocratiquement élus !
Quelques
dirigeants des vieux syndicats, avant tout John L. Lewis, du
syndicat des mineurs et les dirigeants du syndicat du vêtement
de New-York, sentirent tourner le vent. Ils donnèrent le feu
vert au nouveau syndicalisme basé sur les ouvriers de la grande
industrie, sans distinction de métier. C’est ainsi que naquit
la CIO. Sa puissance principale fut localisée dans
l’industrie automobile, l’industrie des mines, l’industrie
sidérurgique, l’industrie du caoutchouc, l’industrie de la
viande, chez les camionneurs, les dockers et les ouvriers du vêtement.
Les
progrès du syndicalisme de masse fut impressionnant. En
l’espace de quelques années, les syndicats passèrent de 3 à
10 millions de membres. Lewis proclamait même que la CIO allait
organiser 25 millions de travailleurs.
Une
énorme vague de grèves, la plupart avec occupations
d’usines, déferla sur la grande industrie américaine en
1936, 1937 et 1938. Elle se prolongea au lendemain immédiat de
la Deuxième guerre mondiale. Près de 16 millions de
travailleurs y participèrent. Au sein du principal syndicat
nouveau, celui des ouvriers de l’automobile qui organisa près
d’un million et demi de travailleurs, la démocratie syndicale
fut effectivement conquise pendant plusieurs années.
Le
PC étouffe l’indépendance politique de classe
Le
bond en avant de la classe ouvrière américaine restera-t-il
circonscrit à la seule organisation et conscience syndicale ?
Telle fut la grande question posée en 1936-1939. Elle
confrontait le mouvement ouvrier avec le choix :
orientation de la lutte de classe ou orientation de
collaboration de classe.
Le
syndicalisme de métier avait été entièrement axé sur
l’orientation de collaboration de classe. Elle avait été
transformée en véritable credo par le vieux bureaucrate
Gompers. Les dizaines de milliers de militants combatifs qui,
par des efforts héroïques, avaient permis la percée du
syndicalisme de masse en 1934-1938, étaient des partisans
farouches de l’orientation de lutte de classe à
l’entreprise. D’instinct, ils voulurent transférer cette
orientation sur le terrain politique. Ils mirent à l’ordre du
jour la création d’un grand parti travailliste fondé sur les
syndicats, sur le modèle de la Grande-Bretagne, qui aurait
permis à la classe ouvrière de conquérir son indépendance
politique par rapport aux deux grands partis de la bourgeoisie
américaine, qui monopolisaient la vie politique du pays :
le parti démocrate et le parti républicain.
Au
sein de la CIO, et notamment du syndicat de l’auto, la
pression en faveur de la création d’un parti travailliste
gagna beaucoup de terrain. Mais elle se heurta à un adversaire
nouveau et imprévu des travailleurs : le Parti communiste.
Subordonnant les intérêts de la classe ouvrière aux exigences
de la diplomatie de l’URSS, les staliniens américains se lièrent
à la bureaucratie syndicale et à la social-démocratie pour
combattre toute volonté d’indépendance politique
travailliste. Il fallait à tout prix conserver l’appui des
syndicats au parti démocrate de Roosevelt. Ce fut la traduction
aux Etats-Unis de la politique du « front populaire ».
Le
résultat fut tout aussi catastrophique qu’en Europe. L’élan
formidable des luttes de 1936-1938, relayée encore en
1945-1946, fut brisé net. L’essor des syndicats fut étouffé
par la loi Taft-Hartley. La répression anti-communiste fut
organisée sur grande échelle durant le Maccarthysme. Tout cela
fut réalisé sous l’égide du parti démocrate. La
bourgeoisie américaine savait défendre ses propres intérêts
de classe. Le PC avait empêché la classe ouvrière de défendre
les siens.
En
étouffant l’organisation politique indépendante de la classe
ouvrière américaine, comme en étouffant la montée révolutionnaire
en Europe, réformistes et staliniens éliminèrent le principal
obstacle sur la voie de la guerre. La 2ème guerre
mondiale fut le prix que l’humanité toute entière dut payer
pour le fait que la vague de luttes ouvrières des années 1930
ne put arriver à sa fin historique : éliminer le règne
du Capital qui avait produit la crise et le fascisme
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